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Parcours de l'exposition Cézanne et les maîtres. Rêve d'Italie I

Cézanne, Venise et Naples

Article mis à jour le 27/06/20 17:50

Musée Marmottan Monet, Paris

Exposition du 27 février 2020 au 3 janvier 2021

L'exposition Cézanne et les maîtres. Rêve d'Italie présente les tableaux de Paul Cézanne à la lumière de chefs-d'œuvre italiens des XVIe et XVIIe siècles

Orgie, meurtre, crime sont des poussées excessives de l'imaginaire qui habite la puissance volcanique de la peinture de Cezanne dans ses années de jeunesse. L'artiste est lecteur de Thérèse Raquin d'Émile Zola publiée en 1867. Il lit aussi, pour distraire l'ennui, les feuilletons des gazettes populaires que la critique de l'époque appelait la littérature putride.

Ici, le corps malmené de la femme traverse la nuit obscure, comme un chemin de lumière qui passe par le cri, la bouche ouverte, tandis que les bourreaux achèvent leur besogne; contenir et frapper. Les ingrédients du romantisme noir et des faits divers figurent dans le même temps de la peinture. Le temps est aussi celui d'un acte gratuit, à la portée universelle, qui remplit notre regard par cette sombre unité chromatique; bleu nuit contre chairs. L'expressivité héroïque noie l'anecdote. Dans cette peinture, rien n'est a la surface, tout est dans les fondements. La lourde corporéité des figures n'est pas faite pour imaginer une réalité mais pour exprimer une sensation. La scène de genre est devenue un paysage tragique ou les corps forment une arborescence de troncs noueux. Les figures s'abiment dans le bas de la composition, sans laisser trace de la structure géométrique. Cette modulation ténébriste, pleinement physique, vient tout droit de ces compositions où le Tintoret nous montre comment la mort emporte le regard.

La Déploration du Christ, aujourd'hui considérée de la main du Tintoret, en est l'un des exemples. L'essence n'est pas dans la manière mais dans la disposition profonde. On retrouve entre ces deux tableaux un semblable effet de désordre organique, une même expression de l'angoisse. Les points de vue s'y distribuent sans altérer les sensations informelles, l'action se répand sans mouvement, les oppositions de lumière soulignent la différence de nature, entre la vie qui donne la mort et la vie qui la prend. Un lieu, un milieu hallucine´, qui démontre la grande connaissance intérieure qu'avait Cezanne de cette terribilita qui circulait entre Venise et Rome a la fin du XVIe siècle.

Dans ces années 1870, Cezanne vit déjà depuis quelques temps des passions puissantes, presque telluriques, dont les rêves concernent autant la figure féminine que la peinture qui pourrait l'accompagner pour transmettre les forces pulsionnelles. Passant brutalement du fait divers immédiat au mythe, comme cela se retrouve dans la peinture du Tintoret, le peintre semble s'acharner sur la chute des corps malmenés, meurtris, roulés dans la nuit obscure.

Dans une communauté d'atmosphère de fin du monde et d'accomplissement de la mort, les «descentes de croix» de Tintoret dans la vision réduite du modelo s'offrent comme exemple d'une dynamique de tensions et de relâchements, soutenue par la multiplicité des sources d'éclairage ou les jeux des corps suivent des mouvements obliques, perturbés par une gestuelle portée a l'excès. L'exigence plastique l'emporte sur la fidélité au réel. Le sujet semble enfoui dans la manière, et la peinture devient ainsi un moment de libération cathartique.

Cezanne fixe de façon obsessionnelle la puissance masculine s'acharnant sur le cou défait de la femme. La violence trouble qu'exprime le peintre plonge dans le magma des corps en fusion, dans le sujet mythologique comme dans le fait divers sordide saisi dans les gazettes, car ils sont pour lui de même nature. La chair frénétique aux invraisemblables drapés incarne l'orage, la peur, l'horreur, l'acte gratuit. Enfin, la composition tout en oblique baroque, comme on la rencontre chez Tintoret, restitue une pure gestuelle à la fois explosive et fixe.

Les premières images du Greco apparaissent en France vers 1870, bien que réservées au milieu des amateurs et des collectionneurs. Vers 1910, il devient une figure incontournable de la culture expressionniste. L'audace de sa manière est interprétée comme une révolte romantique et une volonté de singularité.

Ce portrait de Cezanne puise son inspiration dans celui du Greco intitulé La Dame à l'Hermine, qui semble être le portrait de la fille du peintre. Cezanne aperçoit une reproduction en noir et blanc du tableau dans le Magasin pittoresque de 1860. Il réinvente les couleurs et saisi la grâce longiligne du visage féminin. Le peintre emprunte aussi au maître espagnol, comme dans ce Portrait de jeune fille, la délicatesse toute maniériste et l'expression d'une volonté intériorisée. Derrière le Greco, on retrouve l'acuité du modelé et le sens graphique du pinceau. Cezanne saura confondre ces inspirations. Une même vision plastique révèle les affinités de tempérament entre l'espagnol et le provençal.

Peint entre 1902 et 1906, le portrait du jardinier Vallier est tout autant celui d'un pauvre hère rencontré dans la rue avec sa casquette de marin, que celui de Cezanne lui-même dans un habit de misère. La diversité des sources permet une fois encore à Cezanne de réaliser une figure de l'humanité qui se serait rendue indépendante de toutes ses composantes d'origine.

Attentif à l'anecdote, Joachim Gasquet, le jeune ami des dernières années, nous dit à propos du jardiner qu'il «faisait poser le vieillard, souvent le pauvre, malade, ne venait pas, alors Cezanne posait lui-même, il revêtait devant un miroir les sales guenilles. Et en un étrange échange, ainsi, une substitution mystique et peut être voulue, mêlait sur la toile, les traits du vieux mendiant à ceux du vieil artiste, leurs deux vies au confluent du même néant et de la même immortalité». Patine ou ravage du temps, sagesse stoïcienne ou corps rongé, ces dimensions de la vie humaine ne sont pas contradictoires. Elles rappellent l'esprit des portraits de philosophe de Ribera et de Luca Giordano qui associaient pauvreté extérieur et richesse intérieur, ces portraits que Cezanne aura certainement vus au Louvre.

Luca Giordano a d'ailleurs comme modèle de formation Ribera, auprès duquel il apprend ce clair-obscur détaché et spiritualisé, différent de celui du Caravage. Comme lui, il réalisera des portraits imaginaires de philosophes sous la forme de série. Ce sont des études de physionomie qui explorent puis dépassent le beau naturel pensé depuis Aristote. Luca Giordano réinvente, grâce à la distance ironique qui lui est propre, la terribilita caravagesque. Il choisit ses modèles dans la rue ou dans son entourage. Il les installe avec des attributs symboliques, ce que ne fait pas Cezanne, parce qu'il préfère la manière romantique de faire porter les accents symboliques par des fragments de nature; ce pourraient être pour le Jardinier Vallier, les mains ou la casquette. La pauvreté, les marques du temps, se déchiffrent sur la peau et le vêtement en même temps que le peintre donne à voir la conviction et la réflexion. Là encore, dans la filiation de la culture napolitaine, Cezanne fait de la physionomie populaire une figure mythique. L'allégorie qui s'inspire de la réalité devient alors une allégorie réelle. Le corps parle, tandis que l'esprit reste silencieux, un même tourment statique habite ces portraits, ils sont comme des lieux intimes et proches, qui enveloppent le regard par cette union entre la matière et la couleur.

En écho à la démarche de Cezanne, Maurice Merleau-Ponty disait dans L'Oeil et l'Esprit que «c'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture».

Suite du parcours de l'exposition : Cézanne et Rome

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