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Parcours de l'exposition Cézanne et les maîtres. Rêve d'Italie II

Cézanne et Rome

Article mis à jour le 27/06/20 17:50

Musée Marmottan Monet, Paris

Exposition du 27 février 2020 au 3 janvier 2021

L'exposition Cézanne et les maîtres. Rêve d'Italie présente les tableaux de Paul Cézanne à la lumière de chefs-d'œuvre italiens des XVIe et XVIIe siècles

Comme Cezanne, Francisque Millet n'est pas allé en Italie. Il naît à Anvers puis se fixe à Paris. Il ne devient pas membre de l'Académie, le classicisme de la maturité de Poussin lui suffit comme inspiration. Il sait en exprimer la manière héroïque en des paysages composés, où tous les éléments qui figurent appartiennent à la rhétorique d'un paysage idéalisé, avec ses figures, ses arbres, ses forêts, ses chemins, ses montagnes au bord de l'eau et le rêve d'un volcan en bord de mer. L'ordonnance est classique car elle établit une hiérarchie dans le sujet. La culture flamande avivée par un voyage à Bruges ressort discrètement dans l'approche d'une perspective atmosphérique où les plans s'unissent dans le passage subtil des bruns au vert, au jaune et au bleu.

Francisque Millet est aussi interprète des Métamorphoses d'Ovide, introduisant dans ses tableaux, ses touches de poésie élégiaque. Dans Paysage classique, la stabilité de la composition et la vision harmonieuse de la nature n'entravent pas les forces mystérieuses que l'on ressent dans les ramures des arbres et dans les fumées qui s'échappent du volcan. Ce tableau, si proche des configurations de La Montagne Sainte Victoire, n'aura pas manqué à Cezanne lors de ses séjours à Marseille.

Apparue en 1886, évoquée dans un profil lointain avec des baigneuses dès 1870, la montagne sainte Victoire s'installe dans l'imaginaire du peintre dès 1890, non pas comme une série avec ses variations mais comme un chemin d'un plan large vers des plans resserrés où se renforce le contact avec l'œil et la main. Nous sommes ici dans le plan large. La vision du peintre comme une totalité simplifiée ordonne les plans, dans un agencement classique qui favorise l'accès à la monumentalité. L'harmonie régnante ne vient pas contrarier la passion analytique qui anime chaque microcosme, depuis la terrasse du Château Noir, en passant par chaque frondaison, par les quadrillages de culture, jusqu'aux nuances rocheuses de la montagne.

Il n'y a pas de contradiction entre l'organicité de la matière et la synthèse spatiale qui confère le sentiment d'éternité. Le naturel reste celui d'une atmosphère d'été orageuse, avec ses oranges, ses verts, ses violets. La montagne n'est pas encore le refuge du regard du peintre qui finira par la recouvrir de forces émotives et d'expressivité picturale. Le lieu exprime une tranquille dimension cosmique, ce qui signifie que microcosme et macrocosme se rejoignent.

Nous entrerons progressivement dans les approches visionnaires de la montagne, mais ce n'est pas encore le cas ici; le belvédère met en scène l'accès théâtral au lointain. Cezanne aurait dit à Joachim Gasquet : «les grands paysages classiques, notre Provence, la Grèce et l'Italie, tels que je l'imagine, sont ceux où la clarté se spiritualise».

En 1870, dans l'esprit de la pastorale, Cezanne élabore ce tableau où des hommes habillés côtoient des femmes nues, souvenir ou rêve, de baignades accompagnées de nymphes. Aussi appelé Jeunes femmes au bord de la mer, il est peint sept ans après le déjeuner sur l'herbe de Manet présenté au Salon des refusés. Il vient à l'esprit une scène d'étudiants à la vie libre, mais l'anecdote disparaît à la contemplation de cette puissante synthèse d'une nature originelle – mer, rochers, arbres. Pastorale semble révéler par dévoilement fortuit, des figures puissantes et sensuelles, à la partition incomplète dont l'apparition dans l'image est aussi forte que la disparition.

Cezanne saura enfouir ces fulgurantes bouffées d'émotion, lorsque dans l'impossibilité de prendre des modèles vivants, il se reportera sur les dessins de sculpture antique ou baroque qu'il réalisait dans ses visites au Louvre. Ils offraient l'avantage de le libérer de la réalité de son attirance, de se concentrer sur le modelé. Dans une réinvention de l'approche sculpturale plus essentielle et primitive, l'obsession de la sensualité féminine s'effaçait.

Traversant le miroir de la nature, Cezanne rejoint une vision panthéiste, qui, plus qu'un thème, reste une sensation. Ainsi la fraîcheur et la spontanéité est acquise, elle est la même chez Poussin dans le paysage tantôt appelé Bacchus et Cérès, tantôt Les bergers d'Arcadie, tantôt Nymphes et satyres saisis dans des ébats d'un parfait naturel, encore imprégnés de l'empreinte luministe vénitienne. Le Poussin que voit Cezanne est celui où, comme le tableau Moïse sauvé des eaux de 1638, la géométrie reste intérieure, où l'énergie vitale n'a nul besoin de la citation de surface, où la quête du bonheur arcadien reste l'objet d'une vérité cachée. La pastorale où s'exprime l'opposition entre nus féminins et habits masculins, offre la contradiction d'une parfaite unité dans le flux organique de la composition, tandis que les figures s'ignorent comme si les deux mondes masculin et féminin, restaient étrangers l'un à l'autre. Au-delà de cette rencontre, qui semble quotidienne, Cezanne imprime dans le paysage à la manière de Poussin une ampleur silencieuse à la gravité des drames antiques. Il joint dans une sorte d'exaspération retenue, par une sombre unité chromatique, un paroxysme du clair-obscur.

Les natures mortes de Cezanne, quelles que soient les périodes auxquelles il les peint, ne sont pas des compositions préméditées d'objets mais des arrangements de choses vues dont il réinvente les relations physiques, sans rapports fonctionnels. Comme il le fait pour des fruits, des pots, des bouteilles et des nappes sur une table, il procède de la même façon pour les figures dans leurs intérieurs ou les bâtisses dans leurs paysages. En contrepoint des inspirations de la peinture d'histoire, puis des inspirations de la nature, ces assemblages sont destinés à réaliser sa vision dans sa manière de faire.

La culture flamande de la nature morte est parfois présente avec ses mises en perspectives verticales, ses atmosphères d'objets empilés ou juxtaposés, comme des emblèmes dont les liens sont symboliques. Dans la culture méditerranéenne, Cezanne privilégie au contraire le rapport à l'offrande antique, la Xenia que l'on trouvait dans les maisons pompéiennes, mettant sur un plan rigoureusement horizontal des objets, rares ou en abondance, agencés dans l'organicité de leurs échanges formels ou temporels. La représentation d'un ou plusieurs crânes n'appartient pas chez Cezanne à un genre, celui de la Vanité, elle est directement une méditation stoïcienne devant la perspective de la mort et le passage du temps.

Selon les rares témoins de l'époque qui visitaient son atelier, Cezanne pouvait utiliser comme motifs de pauvres reliefs de déjeuner, deux poires ou quelques pommes qui rejoignaient le désordre de l'atelier. Cette sobriété encore stoïcienne rencontrait fréquemment des amoncellements de fruits et de cruches disposés avec une volubilité gratuite comme des rêves épicuriens. Cezanne ignorait l'œil photographique et le dessin d'exactitude. Pour lui, ce qui fait le contour d'un objet comme d'une figure est le lieu où une forme finit en une autre. Ainsi les volumes des objets se définissaient par ceux qui les entouraient. La couleur est là pour les moduler et les rendre inséparables. C'est plus encore une sensation colorée qui nous est donnée à voir. Lorsque le peintre disait que tout est sphérique et cylindrique, il entendait que le modelé se réalisait par des courbes pour un fruit comme pour la surface d'une table. La lumière au service de la sphéricité restitue la plénitude de la chair. Ainsi les assemblages d'objets sur une table, un tapis, comme des offrandes, prenaient-ils leurs volumes dans les nuances de couleurs et les oppositions de tons chauds et froids plus que dans les différences de valeurs entre le clair et le sombre. On doit citer l'analyse précise qu'en fait, dans ses Lettres sur Cézanne, le poète Rainer Maria Rilke à son épouse Clara : «Paysage ou nature morte, il s'attardait consciencieusement devant son sujet, mais ne se l'appropriait jamais qu'après d'infinis détours. Commençant par la tonalité la plus sombre, il en recouvrait la profondeur d'une couche de couleur qu'il faisait déborder un peu au-delà et, déployant ainsi couleur sur couleur, il arrivait progressivement à un autre élément du tableau.»

Monumentales et mouvementées, les compositions aléatoires de Cezanne se font l'écho de la nature morte antique, si vivante à Naples comme à Rome. Des exemples d'une même profusion baroque sans hiérarchie nous sont donnés par le peintre Cristoforo Murani (Émilie, 1667-1720), souvent confondu dans sa manière avec le peintre napolitain Giuseppe Recco. On y rencontre les mêmes objets ou fruits à l'ordonnance différente, avec parfois la présence de médaillons. La richesse des nuances donne la valeur de chaque substance. Le regard fasciné en oublie l'identité du fruit ou de l'objet ainsi que son éventuelle portée symbolique. Peintre des valeurs temporelles, Munari parvenait avec le rendu des matières à des effets dramatiques porté par la rythmique des agencements.

Dans les modèles anciens, comme dans les Nature morte de Cezanne, la perfection de la pensée plastique n'a nul besoin de considérations sur la structure ou la géométrie, il suffit de s'en tenir à la mise en évidence des volumes par la régularité de la touche et par l'harmonie chromatique. L'exemple le plus probant – les anciens tel Salvatore Rosa y pensaient aussi – est le crâne. Il est pour le peintre un plus grand défi encore que le fruit, avec ses plans lisses aux changements constants de nuances, ses béances, qui paraissent d'autant plus amplifiées. Par la lumière qui se reflète sur le crâne poli, on trouve toutes les nuances colorées. Cezanne, à la fin de sa vie, consacra du temps à ces crânes dont il maniait l'emblématique avec familiarité et dont il appréciait la sensualité. Ce retour du thème évoque une méditation sur la mort de sa mère en 1897. Souvent saisis de face, comme des portraits, ironiques et sans gravité, ils viennent en écho d'un vers de Verlaine : «Le seul rire encore logique est celui de la tête de mort.»

Suite du parcours de l'exposition : Novecento

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