À partir d’une rencontre visuelle inédite, le musée national Fernand Léger propose au visiteur une immersion dans deux chefs-d’œuvre du XXe siècle : d’un côté, Les Constructeurs, peint en 1950 par l’un des pionniers de l’avant-garde artistique, Fernand Léger (1881-1955) ; de l’autre, le triptyque CLASS WAR, MILITANT, GATEWAY, créé en 1986 par le duo d’artistes britanniques Gilbert & George, nés respectivement en 1943 et 1942.
Outre des thématiques communes, telles que le spectacle quotidien de la ville moderne ou la mise en valeur du monde du travail, un fort engagement social réunit Fernand Léger et Gilbert & George par-delà les générations. Chroniqueurs de leur temps, ils scrutent de leur regard acéré les mutations profondes de la société dans laquelle ils vivent - la France de la Reconstruction, la Grande-Bretagne de la décennie Thatcher -, pour mieux les retranscrire dans leurs œuvres.
Gilbert & George, MILITANT, panneau de gauche du triptyque CLASS WAR, MILITANT, GATEWAY, 1986. Panneau seul, 363 x 758 cm. ©Fondation Louis Vuitton, Paris. Photo : studio de Gilbert & George, Londres, 2020.
Fervents partisans d’un art pour tous - dont Léger fut l’un des premiers défenseurs -, Gilbert & George ont inventé, dans le prolongement du Pop Art américain né au début des années 1960, un langage artistique percutant, qui oscille entre exubérance des images, gravité du message et une satire sociale à l’humour décalé et subversif.
À travers leurs Images d’utopie, Fernand Léger comme Gilbert & George appellent de leurs vœux l’avènement d’un monde meilleur où les trajectoires individuelles croisent la soif de liberté d’une communauté. Dans un souffle épique, porté par une profondeur allégorique, ces œuvres dépassent le contexte historique et politique de leur époque pour atteindre une valeur universelle.
Depuis 2002, les musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes inscrivent la création contemporaine au cœur de leur projet artistique et culturel en invitant des artistes à exposer ou à créer des œuvres dans des expositions conçues en relation étroite avec les collections et le site du musée. L’œuvre CLASS WAR, MILITANT, GATEWAY fait l’objet d’un prêt exceptionnel par la Fondation Louis Vuitton, Paris, partenaire de cette exposition.
Exposées en vis-à-vis, les deux œuvres de Fernand Léger et de Gilbert & George témoignent d’une même fascination pour les paysages urbains nés de la révolution industrielle. Source d’inspiration sans cesse renouvelée, ils apparaissent comme une sorte de décor théâtral, où se déroule au premier plan l’action humaine.
Dans Les Constructeurs, les personnages travaillent à l'édification d'un immeuble, dont la structure rappelle l'intérêt de Fernand Léger pour l'esthétique industrielle, la rigueur parfaite de ses lignes, ses poutrelles métalliques constellées de rivets. Dans CLASS WAR, MILITANT, GATEWAY, de jeunes militants défilent ou posent devant des vues de ville en perspective, dont certaines, inversées, créent une impression de vertige déstabilisant la scène.
Gilbert & George, GATEWAY, panneau de droite du triptyque CLASS WAR, MILITANT, GATEWAY, 1986. Panneau seul, 363 x 758 cm. ©Fondation Louis Vuitton, Paris. Photo : studio de Gilbert & George, Londres, 2020.
Passionnés par la ville moderne et son rythme trépidant, Fernand Léger et Gilbert & George arpentent les rues de leurs capitales respectives, Paris et Londres, à l’affût du moindre détail ou de l’anecdote qui servira de matériau pour l’œuvre à venir. Guidés par leur faculté d’émerveillement, les artistes font de l’espace urbain et quotidien une source inépuisable d’inspiration, y compris dans sa réalité la plus banale : les panneaux de signalisation de Paris pour Léger, les déchets abandonnés dans les rues de Londres pour Gilbert & George.
Les différentes manifestations d’un nouvel art populaire né des activités commerciales ou de la société de consommation - le graphisme des affiches publicitaires, les objets manufacturés alignés dans les vitrines des boutiques - envahissent l’espace urbain et deviennent le moteur d’une expression artistique foisonnante, comme en témoignent Gilbert & George lorsqu’ils se remémorent le début de leurs carrières d’artistes :
"Ce triomphe absolu des choses était étourdissant. Toutes les grandes villes du monde génèrent ce type de vie trépidante. Nous en étions éblouis à l’époque, et nous le sommes toujours. Et ce sentiment a fini par constituer une partie de notre rapport à l’art." Gilbert & George
En exil aux États-Unis de 1940 à 1945, Fernand Léger adhère au Parti Communiste Français à son retour en France. C’est dans le contexte de la Reconstruction d’après la Seconde Guerre mondiale qu’il consacre une série d’œuvres, dessins et tableaux, au thème des Constructeurs. Hommage sincère au travail de la classe ouvrière, ce tableau fut perçu comme un geste, voire un manifeste politique, mais reçut un accueil mitigé de la part des militants et dirigeants du parti qui lui reprochaient de ne pas être fidèle à la réalité du chantier, et donc peu compréhensible par la classe ouvrière. Avec ce tableau, Fernand Léger prend ses distances, de même que son ami le poète Paul Eluard, avec le dogme du réalisme socialiste pour préserver sa liberté de penser et de créer.
Pourtant, dans ce contexte de paix retrouvée, Léger affiche ici son optimisme, sa foi dans l'avenir à travers une œuvre qui, au-delà de l’aspect politique et social, peut être interprétée comme une sorte d'autoportrait en creux, le peintre se considérant lui-même comme l'artisan d'un art nouveau et populaire. Par ailleurs, Léger participe à l’effort collectif pour reconstruire le pays, à l’instar d’autres artistes de la période moderne, en répondant à des commandes artistiques pour des édifices publics ou religieux, telles les polychromies qu’il réalise pour l’Hôpital-mémorial de Saint-Lô en collaboration avec l’architecte américain Paul Nelson.
Comme le titre de l’œuvre l'indique, le triptyque de Gilbert & George fait référence à la lutte des classes théorisée par Karl Marx et Friedrich Engels dans leur Manifeste du Parti communiste écrit en 1848. Les artistes se réapproprient cette notion historique et politique, à la base de la construction et de l’expansion du Communisme à l’échelle internationale, mais pour la transposer dans la société britannique des années 1980. Le panneau principal du triptyque CLASS WAR met en scène, sur un fond urbain presque panoramique, une foule de jeunes gens - uniquement des personnages masculins - marchant de manière déterminée et énergique, un bâton à la main. Ils sont tous vêtus de tenues d’ouvrier, allusion directe à la classe prolétarienne soumise à l’exploitation, et sont pris dans un élan collectif, une manifestation, ou une révolution.
L’œuvre de Gilbert & George s’inscrit dans un contexte politique et social plus large, et particulièrement mouvementé. Au début des années 1980, des contestations et tensions sociales, des grèves, notamment de mineurs, éclatent en Grande-Bretagne suite aux réformes économiques menées par le Premier Ministre, Margaret Thatcher, depuis son arrivée au pouvoir en 1979. Sur le plan sociétal, le triptyque de Gilbert & George fait allusion à une société britannique rigoureusement conservatrice : dans cette œuvre, ils incitent alors la jeunesse à conquérir et à affirmer sa liberté, à une époque où l’homosexualité est menacée tant par l’augmentation des actes de stigmatisation que par l’émergence du virus du Sida qui décime toute génération et la prive de sa liberté sexuelle :
"Nous trouvons ce triptyque incroyablement riche et complexe. Il illustre la ligne de tension où la condition politique et la condition humaine d’un peuple se confondent. Il montre que notre comportement en tant qu’humains est très proche de la politique, et que la politique influe sur la condition humaine." Gilbert & George
Dans les années 1980, Gilbert & George font régulièrement allusion au Sida et à ses nombreuses victimes, dont certaines faisaient partie de leur proche entourage. Leur engagement prend également la forme d’une exposition de leurs photographies, organisée en 1989 à la Anthony d’Offay Gallery à Londres : les bénéfices de l’exposition furent entièrement reversés à une association caritative de Londres, CRUSAID, qui venait en aide aux malades. Cette initiative fut un énorme succès et permit de récolter un million de livres sterlings.
Les démarches esthétiques de Fernand Léger et de Gilbert & George s’articulent autour d’un fort engagement personnel et politique de la part des artistes. En adhérant en 1945 au Parti Communiste Français, Léger affirme sa volonté de s’adresser à tous, en particulier aux classes populaires. Grâce au progrès social, telle que la création des congés payés sous le Front Populaire, le peintre espère que la classe ouvrière aura dorénavant la possibilité d’éduquer son regard au contact de la création artistique pour « évoluer vers les belles choses ». Léger avait la conviction que, en tant qu’artiste, son devoir était de renouer avec la monumentalité et la dimension décorative de l’art médiéval pour réconcilier l’art et le peuple et inventer un art moderne accessible à tous :
"Le tableau de chevalet consacre la rupture avec le Peuple. Avant tous ces tableaux de la Renaissance, il y avait tout de même de grandes peintures murales, que le peuple pouvait voir ; à partir de là, les gens riches « seuls » ont eu des tableaux et, de plus en plus, les ont enfermés dans leurs collections privées ou dans les musées. Or, comme vous le savez, les musées sont des endroits qui ferment à six heures : exactement au moment où les ouvriers sortent des ateliers." Fernand Léger
Très proche de cette conviction de Fernand Léger, la devise de Gilbert & George, qu’ils affichent à la manière d’un slogan, Art for all (L'Art pour Tous), vise à démontrer que tout le monde peut accéder à l'art, le comprendre et l'apprécier :
"Nous voulions lutter contre l’idée élitiste selon laquelle tout individu qui ne maîtrise pas l’art est stupide. A cette époque, nous avons imaginé d’élaborer un langage qui s’adresse plus directement aux gens, quelles que soient leurs origines ou leurs religions : un langage plus démocratique." Gilbert & George
Que ce soit Léger ou Gilbert & George, les artistes ont recours à la monumentalité et à un vocabulaire stylistique percutant - limpidité du graphisme, couleurs fortes, dynamisme de la composition, effets de réel - pour s’adresser au plus grand nombre. Chez Gilbert & George, cette préoccupation du spectateur va jusqu’à la volonté de le bousculer, de le prendre à parti, l’amuser et l’intégrer dans l’œuvre, reprenant à leur manière la pensée de Marcel Duchamp selon laquelle le « regardeur » participe autant à l’œuvre que le créateur :
"Notre art lutte pour l’amour et le courage. Et la célébration universelle de l’individu. Chacune de nos images est une lettre d’amour visuelle. De nous au spectateur." Gilbert & George
Cette démocratisation de l'art voulue par les artistes passe par une remise en question de l’institution, musée ou galerie, pour toucher le spectateur sans aucun intermédiaire. Pour Gilbert & George, cette conception de l’œuvre d’art ouverte, qui intègre le spectateur aboutit à une démocratisation de la création même : tout un chacun peut créer et devenir artiste. Ainsi, dès le début de leur carrière, ils s’impliquent personnellement et physiquement dans leurs œuvres pour interroger la place de l’artiste à l’époque contemporaine. En 1969, leur première performance, The Singing Sculpture, transforme le corps de l’artiste en matériau vivant de l’œuvre d’art : le visage maquillé en bronze pour créer une illusion de métal, Gilbert & George incarnent littéralement deux sculptures, animées et interchangeables, et se décrivent à l’image d’une « statue qui chante Underneath the Arches, lève les yeux vers le ciel et a l'air heureuse ». Désormais, l’art et la vie, l’œuvre et l’artiste se confondent.
Le triptyque CLASS WAR, MILITANT, GATEWAY (1986) exprime la conviction profonde des artistes selon laquelle l’art constitue un puissant vecteur de transformation en profondeur des sociétés. La représentation de cette marche militante doit être perçue comme un appel à la mobilisation pour faire évoluer les mentalités et changer le monde. En faisant explicitement référence à la lutte des classes, Gilbert & George prônent l’union et la force collective pour refonder la société contemporaine sur des bases neuves grâce à l’énergie positive et débordante des jeunes générations. Le duo d’artistes place tout son espoir dans la jeunesse, un socle sur lequel va s’édifier la société de demain. Représentés dans une attitude combative, en marche vers un monde nouveau, ces jeunes hommes doivent conquérir leur liberté et affirmer leur identité. La communauté homosexuelle doit aussi se rassembler et s’unir pour, dans ce contexte d’hostilité, acquérir et défendre ses droits tout en participant à une véritable libération des mœurs au sein d’une société conservatrice :
"Nous étions fascinés par la lutte des classes, qui se poursuit encore maintenant : la lutte que chacun doit mener pour satisfaire ou résister au comportement que la société exige de vous." Gilbert & George
Fresque narrative à l’échelle monumentale, le triptyque de Gilbert & George fourmille de nombreux détails qui confèrent à l’ensemble une dimension symbolique : chaque objet représenté renvoie à une réalité évoquée ou suggérée, qui donne à l’œuvre une signification plus profonde et plus complexe. A titre d’exemple, le motif du bâton, tenu par l'ensemble des protagonistes, peut être compris comme le symbole du pouvoir ou de l'oppression, sorte de sceptre monarchique qui enferme les militants dans leur condition d'être dominé. Mais il peut tout autant devenir un symbole d'espoir, à l'image du bâton de pèlerin, qui parcourt sans relâche un territoire pour mener à bien sa quête spirituelle. Dans des médaillons rouges vifs, les yeux des deux artistes, écarquillés, observent le défilé : le regard des artistes, qui surplombe la scène, est assimilé à une omniscience, quasi-divine, à l’œil de Dieu ou à celui de la connaissance, qui domine les hommes dans les textes ou peintures religieuses anciennes. Ces yeux incarnent la capacité des artistes, par leur puissance créatrice, à percevoir avec une clairvoyance suprême les événements qui bousculent la société des hommes.
Davantage que le souci de réalisme que Fernand Léger revendiquait au début des années 1950, la dimension symbolique de l’œuvre Les Constructeurs frappe le spectateur. Au premier plan, les quatre personnages, comme suspendus à l'échafaudage et soulevant la poutrelle horizontale, sont une métaphore de l’effort collectif, presque surhumain, de ces héros des temps modernes qui, dans le poème de Paul Eluard dédié aux Constructeurs, « ont porté le monde au-dessus de la terre/Au-dessus des prisons, des tombeaux, des cavernes/Contre toute fatigue ils jurent de durer ».