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Otto Dix. D'une guerre à l'autre

Centre Pompidou, Paris

Exposition du 15 janvier 2003 au 31 mars 2003

Le Centre Pompidou de Paris présente l'exposition "Otto Dix - D'une guerre à l'autre" consacrée aux dessins du peintre allemand. Le commissariat de l'exposition est assurée par Christian Derouet, conservateur au musée national d'art moderne, assisté de Bruno Véret, Angelika Weissbach et Gabriele Grawe.

Longtemps négligée, l'oeuvre d'Otto Dix est à présent reconnue du grand public, comme en témoignent les importantes expositions qui ont célébré le centenaire de sa naissance. Toutefois, on ne connaît guère en France qu'une seule période de son travail et son oeuvre est encore peu représentée dans les collections publiques françaises.

Le Musée national d'art moderne fut cependant le premier en 1961 à acquérir un portrait de La Journaliste Sylvia von Harden (1926), et en 1999 l'étonnant Erinnerung an die Spiegelsäle in Brussel (1920) entrait dans les collections du Centre Pompidou.

En présentant une sélection originale et inédite d'une centaine de dessins dans la galerie d'art graphique, le Centre Pompidou entend contribuer à la reconnaissance de l'oeuvre d'Otto Dix et plus spécifiquement, de la période entre les deux guerres.

On ne connaît souvent d'Otto Dix qu'une période très courte de son travail, de 1919 à 1926, correspondant à la Nouvelle Objectivité sous la République de Weimar. L'exposition tente de dépasser la question de la Nouvelle Objectivité, de s'ouvrir sur ses années d'enseignement à l'Académie des Beaux-Arts de Dresde et de couvrir cette période «de plomb» appelée en Allemagne «l'exil intérieur». En 1933, Otto Dix, destitué de ses fonctions par les nazis, voit ses oeuvres exhibées dans les expositions dites «d'art dégénéré» avant d'être détruites. Il trouve asile avec sa famille sur les rives du lac de Constance et travaille dans le cadre des restrictions esthétiques imposées par le nazisme. De la période en pleine lumière, aux années d'ombre, il n'y a pas de césure dans la qualité des nombreux dessins d'Otto Dix : tous possèdent force et vigueur quel qu'en soit le moment d'exécution.

L'exposition commence en 1919 avec des dessins de guerre, des exercices d'atelier, des aquarelles autonomes illustrant la période des filles de joie, des matelots et des crimes sadiques, ainsi que des autoportraits et des dessins intimes. L'accrochage se poursuit avec les dessins préparatoires et les cartons à l'échelle des tableaux, et se termine par une sélection de paysages, d'arbres et de végétaux. De 1919 à 1926, Otto Dix réalise une éblouissante «galerie» de portraits, caricaturaux pour certains, et d'autoportraits. Il se représente par exemple en valeureux serveur de mitrailleuse dans l'oeuvre Voilà ce dont j'avais l'air en soldat (1924). Pendant douze ans, il dessine des nus, exercice académique par excellence, en utilisant des techniques différentes, et ne fait poser que des modèles féminins. Sa manière, extrêmement originale, de considérer le corps de la femme s'inscrit à la suite des nudités de Lucas Cranach : corps tentateurs, corps de vierges, «vieilles peaux», corps ballonnés de femmes enceintes, observés cliniquement mais sans sadisme. Otto Dix développe une exceptionnelle thématique sur la guerre. De Champagne et des Flandres, où il reste 5 ans, il a rapporté des dessins du front. Il grave, à la demande de son marchand, un important portfolio, Kriegsmappe, publié en 1924. Quelques planches de ce portfolio sont juxtaposées dans l'accrochage, aux dessins de guerre.

De 1929 à 1933 à Dresde, il entreprend un imposant triptyque «Der Krieg» pour lequel il réalise un carton, sorte de «prêt-à-tirer» gigantesque. Dans ce travail d'esquisse, le geste du dessinateur est plus grand, plus incontrôlé et plus risqué, que dans la version peinte. Avec cette dernière version de «la Guerre» sa carrière bascule. A peine achevée, cette dénonciation d'un carnage inutile est dissimulée pour éviter les représailles de ceux qui voient dans ces panneaux une atteinte à l'honneur du peuple et de l'armée allemands.

De 1933 à 1939, pour ne pas être totalement interdit de peinture, Otto Dix, réfugié en son propre pays, se consacre à deux genres de peintures tolérés par le Régime. Il dessine, à la pointe d'argent ou à la plume, des paysages, des cieux bourrelés de nuages et de grands panoramas vides à la Caspar David Friedrich. Le premier paysage dessiné est le Cimetière juif sous la neige à Randegg (1935). Il reprend des compositions religieuses de style «vieil allemand», telles que Saint Christophe ou des «triomphes de la mort», en correspondance avec l'inspiration mystique d'une certaine clientèle. Il répond à la commande décorative de Fritz Niecher et couvre un pavillon à Chemnitz avec un «Orphée et les animaux» : seul subsiste le carton de la Hyène (1938) éblouissant vestige de ce chef-d'oeuvre anéanti par les bombardements. Cette période, longtemps occultée pour des raisons de dénazification, mais aussi en raison de la domination par l'abstraction, de l'art international à partir de 1945, est actuellement en pleine réappropriation.

C'est donc l'Otto Dix de la Nouvelle Objectivité, de l'enseignement à Dresde et de l'exil intérieur, endroit et envers de sa maturité, que cette exposition de dessins propose de découvrir.

Otto Dix, dessins d'une guerre à l'autre par Christian Derouet

Otto Dix, longtemps négligé de son vivant, est devenu après les importantes expositions qui célébrèrent son centenaire en 1991, un grand peintre du siècle passé. Le succès des monographies des éditions Taschen lui assure enfin, comme à Beckmann, une divulgation internationale. Les éditions Reimer et les catalogues raisonnés réalisés sous la direction de l'Otto Dix Stiftung reconstituent une oeuvre aux phases étrangement contrastées mais toujours cohérentes.

Le différé de ce renouveau bibliographique s'explique peut-être par le fait que son oeuvre demeure géographiquement confinée à l'Allemagne, comme celle d'Hogarth en Angleterre, et qu'elle est très inégalement répartie sur le territoire. Si la Neue Nationalgalerie de Berlin, entre autres chefs-d'oeuvre, expose en permanence Flandres (Flandern, 1934-1936), l'essentiel de son oeuvre est relégué dans des métropoles au rayonnement régional, Dresde et Stuttgart.

À l'est, son histoire gravite autour de l'ancienne capitale de la Saxe où le Dr Paul Ferdinand Schmidt, ami personnel de l'artiste, avait pris le risque d'introduire prématurément au musée ses oeuvres les plus contestables ; Dix est un anachronique maître de Dresde du XXe siècle. Son nom, dont Alfred Barr soulignait ironiquement la brièveté, sauve Gera, capitale de la Thuringe, de l'oubli. Sa maison natale y est «reconstituée» selon le mode des «pays de l'Est» mais abrite de beaux tableaux. À l'ouest, l'oeuvre de Dix se concentre dans le Bade-Wurtemberg, où le triptyque La Grande Ville (Großstadt), par sa singularité, confère importance au musée de la Ville de Stuttgart. Une nébuleuse de fondations, riches en dessins, entoure le Bodensee, notre lac de Constance.

Cet écartèlement – fossile de la division de l'Allemagne en deux patries – renvoie au drame d'un artiste qui, de l'armistice en 1945 à sa mort à Singen en 1969, refuse cette déchirure fratricide. Son premier pèlerinage à Dresde date de 1947. À partir de 1949, il y revient tous les ans.

Comme de nombreux compatriotes, Dix connaît un destin tourmenté. L'art, d'abord instrument d'une éblouissante promotion sociale, lui sert ensuite d'ultime refuge. Ce fils méritant d'un prolétaire, formé à la décoration à Gera, bénéficie d'une bourse pour apprendre la peinture à Dresde. Sa carrière de peintre est interrompue par l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Démobilisé, après avoir enduré la vie du combattant, il retrouve Dresde avec une frénésie de peinture. Mais au cours de ces cinq années de jeunesse meurtrie, sombrent les valeurs fondamentales d'une civilisation. Avec le Reich terrassé disparaissent tous les repères traditionnels de l'Académie impériale, les Lovis Corinth, les Max Liebermann.

Dix fixe les croquis du champ de bataille avec des hachures et des éclairs futuristes ; à l'armistice, il frôle la révolte des dadaïstes allemands sans bien comprendre la nécessité de faire table rase de la peinture – sa raison d'être ; il se trouve une écriture personnelle dans une véhémente figuration.

Peintre de portraits au quotidien, peintre de genre monumental pour les expositions, il devient l'homme de la situation pour quelques critiques qui dégagent vaille que vaille une nouvelle tendance, tout en négation de ce qui a précédé : la «Neue Sachlichkeit», la Nouvelle Objectivité.

Dix parcourt d'est en ouest l'Allemagne rétrécie de la vacillante République de Weimar. Il séjourne à Hambourg, s'arrête à Düsseldorf, puis s'installe un temps sur le Kurfürstendamm à Berlin, pour revenir se fixer à Dresde où il accepte une charge professorale à l'Académie des beaux-arts. L'élève, parvenu professeur, stabilise son ascension en se dotant d'une famille généreuse, chose assez rare dans le milieu artistique des années 20 pour être relevée. Il pose devant le photographe officiel de l'époque Hugo Erfurt, et lui fait même photographier ses parents vieillissants. Dix ne se coupe pas de ses racines, c'est un dandy qui reste peuple quelles que soient les circonstances.

Il a subi les expressionnistes, mais la Brücke n'existe plus, elle ne survit pas aux coups que lui porte le November Gruppe. Le Blaue Reiter de Munich, il ne connaît pas. Les artistes qui posent devant lui sont tous des petits maîtres, Jankel Adler, Adalbert Trillhaase, Adolf Uzarski, Hans Theo Richter, Franz Radziwill. Certains même ne seraient plus dans les mémoires s'il n'y avait leur portrait. Il est difficile d'évaluer ce que Dix sait de l'actualité artistique. De Paris, lieu de l'art international, il retient l'ingénuité du Douanier Rousseau, popularisé par le livre. Mais il stigmatise le cubisme : son portrait du marchand Alfred Flechtheim n'est qu'une charge contre l'hégémonie commerciale des valeurs étrangères, Braque, Picasso, Gris. D'ailleurs Flechtheim n'est pas son représentant ; s'il intervient à Paris en faveur de Grosz, Hofer ou Beckmann, il n'y risque pas le nom de Dix. À Dresde, Dix se lie avec Frederick Bienert, mais connaît-il pour autant la collection d'art moderne de la mère de son ami, Ida Bienert, laquelle, sur ses murs, confronte l'avant-garde parisienne avec Klee et Kandinsky, professeurs de peinture au Bauhaus voisin. En raison du simple barrage de la langue, il ignore le surréalisme ; Max Ernst n'existe plus à Cologne. Dix, par ailleurs, reste réfractaire à ce qui apparaît comme une imposture sans avenir, l'art non figuratif. Et l'hégémonie étouffante de l'abstraction après la Seconde Guerre mondiale retarde de vingt ans la réhabilitation d'Otto Dix.

Car son oeuvre est ruinée brutalement, puis compromise durablement, par la politique du national-socialisme. Immédiatement après l'élection d'Hitler, il est destitué de son poste de professeur, partageant la même infortune que Beckmann, Kandinsky et beaucoup d'autres moins connus. Il prend le parti de rester coûte que coûte avec sa famille, ou à cause d'elle, en Allemagne. Il se réfugie à Randegg puis à Hemmenhofen, près des rives du Bodensee, à quelques coups de rames de la Suisse. Il n'a guère d'autre choix : non seulement sa peinture n'a pas de signification en dehors du pays, mais elle ne vaut plus rien ; il n'y a pas de Dix en Amérique. En attendant, il compose avec la situation et peint ce que les restrictions esthétiques du nazisme tolèrent : des paysages, des sujets religieux dans le goût «vieil allemand». Suffocante relégation que Sebastian Haffner, dans ses souvenirs, analyse : «La situation des Allemands non nazis en été 1933 était certainement une des plus difficiles dans lesquelles peuvent se trouver des hommes : un état d'impuissance totale et sans issue, combiné avec les séquelles du choc causé par une attaque-surprise. Les nazis nous tenaient à leur merci. Toutes les forteresses étaient tombées, toute résistance collective était devenue impossible, la résistance individuelle n'était plus qu'une forme de suicide.» Entre une opposition imperceptible – car il n'est pas certain que sa participation à l'exposition «Twentieth Century German Art, Banned Artists» aux New Burlington Galleries à Londres, en juillet 1938, soit entièrement de son fait – et une observation muette des directives de la Reichkunstkammer, Dix louvoie. Il peint Loth et ses filles sur fond de Dresde en flammes, quand d'autres peignent le Blinde Macht.

Aux douze années glorieuses, opulentes même, pendant lesquelles il est parvenu à fasciner l'opinion, succèdent donc treize années (1933-1946) de retrait, d'un «exil intérieur» d'étranger au pays, loin des musées, des grandes villes – une éclipse sur laquelle l'histoire de l'art s'interroge de plus en plus. En 1946, Will Grohmann, qui a miraculeusement survécu au bombardement de Dresde, le 13 février 1945, dresse laconiquement le bilan de ces temps incertains : «Depuis 1933, il n'y eut pas moyen, pour la plupart des artistes, de voir un seul bon tableau. Les musées se vidèrent, les collectionneurs cachèrent leurs trésors, les bibliothèques furent épurées, et, par ordre officiel, les reproductions d'oeuvres modernes disparurent des encyclopédies d'histoire d'art. Les bons professeurs furent congédiés, on défendit même à beaucoup d'entre eux de travailler. Aussi, grande fut la brèche ouverte dans la tradition artistique, et il faudra bien du temps pour la combler. La guerre aérienne détruisit au hasard des oeuvres d'art de haute valeur. À la fin des hostilités, les musées de la zone est furent absolument vidés. À l'ouest, les oeuvres d'art sont actuellement restituées, mais une partie seulement est exposée, faute d'édifice pour leur présentation.» Quand Dix disparaît, l'Allemagne se rétablit, mais la mise à plat des valeurs plastiques allemandes ne fait que commencer. L'exposition dada, à Zurich, est suivie de l'exposition fondatrice de Wieland Schmied sur la «Neue Sachlichkeit», figée prudemment de 1919 à 1934.

C'est à cet Otto Dix de la Nouvelle Objectivité, de l'enseignement à Dresde et de «l'exil intérieur», endroit et envers de sa maturité, qu'est consacrée notre exposition de dessins. Son cadrage chronologique, nous l'avons emprunté au titre d'une exposition au Kunstverein d'Hanovre en 1978, «Otto Dix. Zwischen den Kriegen». Jusqu'à cette date, la plupart des historiens de l'art allemand cessent de parler de Dix après 1933, quand ce n'est pas dès son départ de Berlin en 1926. Notre sélection ne retient rien des années de formation qui précèdent la Première Guerre mondiale, celles du «Dix avant Dix», et écarte de la même façon la période d'incertitude où il plonge au sortir de sa pitoyable captivité à Colmar, quand il tente d'inscrire une thématique presque exclusivement religieuse, entre le réalisme socialiste de la RDA et l'informel occidental. Elle est dominée par la représentation de la guerre, et les grandes esquisses de Hambourg posent le problème de la pertinence de ce sujet dans la création artistique du XXe siècle. Récemment ce débat a été ouvert au Centre Pompidou par une grande exposition intitulée «Face à l'histoire». De l'enquête menée, il résulte que la peinture militaire, qui avait connu des heures de bravoure dans les salons officiels français pour compenser la défaite de 1870, pensez à Detaille et à Neuville, gloires du musée du Luxembourg, disparaît sans coup férir en 1918. L'intolérable des souffrances endurées, du deuil généralisé écarte cet héroïsme du pinceau, du travail de mémoire dont le plus beau chant reste en France le cycle des Nymphéas de Claude Monet. La tentative de Fernand Léger de représenter non pas le combat mais les longues heures d'anxiété, trompées dans les tranchées par une éternelle Partie de cartes, n'a pas de suite. Peint en 1917, le tableau est montré en 1919, et aussitôt oublié dans une collection privée hollandaise. L'avant-garde, les amateurs, séparent art et commémoration. En France, de la guerre, il ne peut être désormais question dans le beau.

En Allemagne, après l'humiliant traité de Versailles, l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine, l'occupation de la Ruhr par les troupes françaises pour gager les réparations impayées, la guerre perdure sous la forme d'un cataclysme économique sans précédent, doublé d'un désastre des valeurs morales. C'est précisément en 1923 que Dix produit un grand panneau qui représente l'ignominieux carnage inutile, La Tranchée (Schützengraben). Cette composition éminemment politique soulève un scandale. L'opinion, à travers la presse, se déchaîne pour ou contre Dix. C'est un nouveau Radeau de la Méduse qui circule d'exposition en exposition, de Cologne à Berlin, en faveur d'un «Nie wieder Krieg» (plus jamais la guerre). Dix provoque la colère d'un des critiques les plus importants, Julius Meïer-Gräfe, qui attaque le faire, la forme, à défaut de pouvoir s'en prendre à la noire réalité d'un matin glauque après la bataille. La campagne réussit à faire annuler l'acquisition réalisée par le Wallraf-Richartz- Museum de Cologne ; en fin de périple, en 1930, La Tranchée entre dans les collections publiques de Dresde. En attendant de devenir la proie pour le «cabinet des horreurs» dès l'accession au pouvoir des nazis.

L'artiste et son marchand berlinois, Karl Nierendorf, exploitent la répulsive image du combat en la déclinant dans une édition de gravures. Les planches relèvent de deux inspirations très différentes : l'une authentique, la représentation des terrains de combat, telle que Dix l'a fixée sur des cartes postales du front : dans cette terre retournée, criblée de cratères d'obus, bordés de fleurettes, les hommes ne sont plus que de minces signes à peine identifiables sous un ciel obscurci et troué d'éclairs. L'autre vise le sensationnel avec des mourants grimaçants, des cadavres à demi déterrés, gravés d'après des photographies empruntées aux services des armées. Ce gros portfolio se réclame du Feu d'Henri Barbusse, roman pacifiste, prix Goncourt 1916, traduit en allemand à Zurich, sans cesse réimprimé pour répondre à la demande des lecteurs. Mais La Guerre (Kriegsmappe) se solde par un échec commercial et les cartons de gravures ne se placeront que dans les années soixante.

À peine installé professeur à Dresde, Dix entreprend une ultime version de La Guerre, une composition synthétique en plusieurs panneaux qui reprend la tranchée comme élément central, mais en atténuant l'agressivité. Autour de ce triptyque, toute la carrière de l'artiste bascule : condamnation immédiate, le grand oeuvre, par lequel Dix échappe à l'étriqué de la «Neue Sachlichkeit», est à peine exposé qu'il faut le cacher, le protéger de la fureur de ceux qui pensent que ces images du désastre entravent la renaissance nationale. Son acquisition par le ministère de la Culture de la RDA en 1963 signale sa pleine réhabilitation.

Deux expositions scellent le sort des oeuvres les plus importantes de Dix. La première est l'«Erste Internationale Dada-Messe» à la galerie du Dr Otto Buchard, l'exposition dada à Berlin en 1920 après l'extermination de la révolution spartakiste ; Dix expose près de Georg Grosz, de John Heartfield un grand panneau, Les Invalides de guerre (Die Kriegskrüppel). La seconde, «Entartete Kunst Bildersturm vor 25 Jahren», à la Haus der Kunst à Munich en juillet 1937, ensuite à Berlin, et d'autres villes, plus connue sous sa forme écourtée «exposition d'art dégénéré», montre Les Invalides de guerre et La Tranchée, accompagnés du commentaire : «Gemalte Wehrsabotage des Malers Otto Dix [sabotage militaire du peintre Otto Dix]». Ces deux oeuvres emblématiques sont détruites par les nazis en 1942. Ce n'est là que le paroxysme d'un iconoclasme qui l'atteint de multiples manières : effacement des peintures murales de Dix pour Der Bau des Hygienemuseum, à Dresde, épuration des collections publiques allemandes de nombre de ses tableaux, même les plus anodins. OEuvres sans marché extérieur, à la merci d'une désaffection brutale des amateurs apeurés, et plus tard de la rapine, tout cela explique la disparition de tableaux importants comme Le Sadique, la Jeune Fille devant le miroir, connus aujourd'hui grâce à des photographies en noir et blanc. À Chemnitz, Orphée et les animaux, commande décorative d'un particulier, disparaît sous les bombardements. À cela s'ajoutent des pertes accidentelles plus récentes : L'Émeute de 1927 se volatilise lors d'un malencontreux incendie en 1954.

Dans cette oeuvre amputée, on passe abruptement d'images fortes, les tumultueuses symphonies, La Grande Ville, La Guerre, à la paix silencieuse du Cimetière juif à Randegg, premier paysage peint après sa destitution à Dresde. Ce revirement thématique se double d'une altération brutale de son écriture : Dix semble suivre plus qu'infléchir l'évolution de comparses, Rudolf Schlichter, Karl Hubbuch, Christian Schad, atteints eux aussi par cette dégénérescence stéréotypée de la Neue Sachlichkeit.

Séduisant – le temps d'une exposition à Mannheim en 1925 –, le terme Neue Sachlichkeit a une fortune critique extrêmement fragile. Si le critique Franz Roh risque un livre fondateur sur le sujet, Nach Expressionismus : Magischer Realismus, il est peu convaincant. On peut se demander si la «Neue Sachlichkeit» survit à la grande confrontation des avant-gardes organisée à Dresde en 1926.

Lorsque Curt Glaser préface le catalogue de l'exposition «Peintres graveurs allemands contemporains», à la Bibliothèque nationale à Paris en 1929, il situe prudemment Dix entre de grands noms, sans faire référence à cette terminologie : «C'est à peu près dans la même direction que s'achemine l'art de Max Beckmann, qui s'applique à concentrer l'expression par quelques rares traits clairement définis. Viennent ensuite les portraits d'un Otto Dix, scrutateur impitoyable, et surtout les dessins satiriques de George Grosz qui critiquent les faiblesses et les vices de leur temps avec une acuité inexorable.» Will Grohmann, lui, qualifie Grosz et Dix de «dämonischen Realisten». Plus tard, en 1938, chargé par Christian Zervos de présenter l'art allemand contemporain dans les Cahiers d'Art, Grohmann cite Dix sans montrer de reproductions : «Les peintres de la Neue Sachlichkeit, de dix ans plus jeunes que les précédents, s'enracinent aussi dans la tradition. Chez les uns, comme Dix, les débuts sont dans des recherches chaotiques, chez les autres, comme Schrimpf, dans un académisme d'origine italienne.» En 1946, il le cite à nouveau dans la même revue, toujours avec la même condescendance : «antérieurement encore, ce fut Berlin et la Saxe, d'où le groupe “Brücke” était issu, Beckmann et les véristes tels que Dix…» À quoi bon parler d'un avatar pictural purement local, telle est la consigne que passent d'ordinaire les Allemands de Paris, Wilhelm Uhde et Carl Einstein, «plus français que les Français». Notre anthologie de dessins tente de dépasser la question de la «Neue Sachlichkeit», qui n'est qu'un regroupement factice et temporaire, au sein duquel Dix serait une sorte d'excroissance.

Notre sélection ne représente qu'un choix entre d'autres possibles. En effet, à la différence de Beckmann, Dix a beaucoup dessiné et ses dessins ont été conservés. Ils viennent de faire l'objet d'un catalogue raisonné. Non seulement le Dr Ulrike Lorenz a mis son fichier à la disposition de notre projet, mais elle a obtenu le prêt de nombreuses pièces peu exposées et pratiquement inédites. Indépendamment du moment de son exécution, le dessin de Dix possède une force, conserve une vigueur. Son combat peut parfois sembler d'arrière-garde : fidélité à la représentation du corps, respect de la ressemblance pour le portrait… son amour des vieux maîtres allemands outrepasse la récupération politique de la propagande de l'art du IIIe Reich. Ses carnets de dessins lui tiennent lieu de pensée et, sans constituer un journal, dépassent les tardives prises de position retenues par le maître à la fin de sa vie quand il arrange au mieux le déroulement de sa carrière avec les exigences artistiques du moment.

La première salle de notre exposition réunit des feuilles libres. Elle présente quelques dessins de guerre, acquis par le Musée national d'art moderne et le musée de Colmar en 1989. Juxtaposés à une sélection de planches du Kriegsmappe, ils en sont en quelque sorte les négatifs. Ce sont les équivalents des croquis de l'Argonne ou de Verdun par Léger, à une différence près : ils sont plus belliqueux.

Quelques rares excursions très courtes, ultérieures, ne modifient pas le ressentiment que Dix éprouve pour cette terre de France vue de trop près, boues de la Flandre et craie de la Champagne. L'inscription sur la bouteille du Erinnerungen an die Spiegelsäle von Brüssel, 1920 : «Laut Kaiserlich. Chatea. Vaux. Reims (Champagne)» trahit par son allusion au fort de Vaux, verrou de Verdun, l'amertume d'un «toujours ça de pris». Ces dessins ne sont que des notes furtives sans remploi direct dans les grandes compositions de guerre à venir.

Quelques aquarelles illustrent la période des filles de joie, des matelots de convention et des crimes sadiques : un trait mécanique et des couleurs criardes. C'est la suite de la Jeune Fille devant le miroir, de 1921, qui lui vaut d'être traîné devant le tribunal pour atteinte aux bonnes moeurs. Des nus, de toutes tailles, et en recourant à toutes les techniques, il en dessine pendant douze ans. C'est l'exercice académique par excellence, la démonstration quotidienne d'un professeur appliqué des beaux-arts qui tourne à la fascination. Il ne dessine que d'après le modèle féminin. Ces coups de crayon impitoyables notent la tombée des seins, soulignent le sexe sans pour autant tomber dans le licencieux. Le modèle a des poils, il a une odeur, il a froid. Il est souvent victime des difformités de l'âge. Il pose sans accessoires, dans des postures inattendues. Dix respecte le côté animal de l'être humain, il le décortique. Ses femmes enceintes relèvent de l'observation clinique. Son trait récupère ce que le monde occulte en permanence, la transpiration, les viscères sous la peau des ventres tendus. À l'angélisme du corps idéalisé à la Ingres, Dix oppose une affinité avec l'impur, avec les vieilles peaux. Âge et sexualité, la vasque de la fontaine de jouvence de Lucas Cranach déborde sur son papier. Mais ce sont des notes en dehors de toute compétition, destinées à rester dans les cartons. Pas de dessins de groupe, de sarabandes de lesbiennes mises à la mode sous la plume de Pascin.

Des études pour des portraits qui ne seront pas concrétisés, et aussi de vrais portraits dessinés, aboutis en tant que tels, ces dessins sont, eux, destinés à être montrés. Ils satisfont aux critères prolétariens du bien-fait et de la ressemblance. Si parfois le portrait peint tend à être un portrait-piège, ces dessins fixent d'un trait la fascination pour un épiderme, la lumière d'un regard. Comme Goya, il épargne les enfants, d'autant plus que ce sont les siens qui l'émerveillent.

Dix sacrifie aux autoportraits, cela fait partie de la tradition et du show business de l'art en Allemagne. Il décline son visage et s'en découvre plusieurs : cheveux tirés en arrière, gominés, le profil volontaire, dents de cannibale, menton – le provocateur arrogant ; le valeureux serveur de mitrailleuse, «Moi en soldat» ; le rebelle, le fils prodigue, amical ou irascible ; le peintre surhomme qui croit en son étoile, devant son chevalet ; puis le sage ostracisé, le regard inquiet ou hagard, revêtu de la blouse blanche de peintre. Parfois il s'attarde sur sa main en train de dessiner.

La deuxième salle est principalement consacrée aux cartons et aux dessins d'étude pour des tableaux, et se referme sur une sélection de paysages, d'arbres, de végétaux… Dix a la particularité, en raison de sa technique de peinture à base de laques et de glacis, de monter ses compositions avec de grands calques, maquette grandeur nature du tableau à venir. Pour les accessoires, pour placer ses groupes comme dans Großstadt (La Grande Ville), il griffonne des calques, les retourne pour en vérifier l'effet, étudie les drapés en recourant à la technique bicolore, un noir pour la composition, des rehauts de blanc pour la lumière. Il reste toujours au stade du calque préparatoire une part d'imaginaire : sur l'autoportrait au chevalet, une muse assiste l'artiste, elle est censurée dans la version peinte du musée de Düren.

Dix établit un «prêt à tirer» gigantesque pour le triptyque de La Guerre. On n'est plus habitué à une telle technique en ce début de siècle et, en même temps, on s'étonne que ces mises au point préliminaires aient survécu à tant de péripéties. Les panneaux de La Guerre sont montrés selon leur première configuration en 1930 : c'est-à-dire que le volet droit du triptyque est le premier jet pour la composition, «la troupe revient du front», désarmée, tandis que le modèle adopté dans la version définitive, «un survivant sauve un presque mort», pose très héroïque pour monument aux morts, en est écarté. Le projet retrouve ainsi une égale tonalité dans ses quatre éléments. Le geste du dessinateur reste souvent plus grand, plus incontrôlé, plus risqué dans l'esquisse que dans la version peinte où le travail de l'artiste consiste souvent à gommer toute trace de spontanéité.

Après son éviction, Dix se réfugie dans le commerce avec les vieux maîtres allemands, une démarche certes recommandée mais dont il fait son naturel. Il dessine, à la pointe d'argent ou à la plume, des paysages arrangés. L'ombre de Dürer est évidente dans cette nature givrée, flore dénudée sans faune, mais Dix se place aussi dans les pas de Caspar David Friedrich : il parcourt le massif du Riesengebirge et voyage également en Engadine, avec sa boîte d'aquarelle. Dix ajoute aux cieux des fantaisies cosmiques, au-dessus du lac, c'est le seul endroit où il est encore permis de voir grand.

Pendant ces années, on aurait pu le croire plus peintre que dessinateur, alors qu'il note graphiquement des passages de nuages, des détails d'arbres, revivant l'univers avec un étonnement profond. Sous l'écorce il retrouve les formes humaines, des seins, des cuisses, etc. Il s'absorbe pour oublier les temps incertains dans un dur travail de routine qui combine la patience d'une facture extrêmement lente et l'intuition de l'effet final. Il répond ce faisant à l'aspiration mystique, pas forcément feinte, d'une certaine clientèle pour qui Grünewald est devenu un dogme : ce renouveau du paysage se combine avec l'exécution d'une thématique très XVIe siècle, avec des Triomphe de la mort, des Saint Christophe arc-boutés sur des sapins déracinés au milieu d'impétueux courants un peu kitsch. Il satisfait ainsi à la commande de Fritz Niescher, qui lui demande de couvrir un pavillon, dans son jardin à Chemnitz, avec un Orphée et les animaux. Le carton de la hyène nous apparaît maintenant indissociable de la bête immonde du photomontage d'Heartfield, paru en 1932 dans Arbeiter-Illustrierte-Zeitung. La peinture murale est disparue, reste l'ambiguïté de cette splendide esquisse, gage de rébellion, ou gros dos par temps d'apocalypse.

Extrait du catalogue de l'exposition Otto Dix. D'une guerre à l'autre.

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