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Marc Desgrandchamps

Le Dernier rivage

Le Carré Sainte-Anne, Montpellier

Exposition du 15 avril au 19 juin 2011




There is still time... Brother par Richard Leydier


L’été, tandis que les vacanciers éliminent, allongés sur le sable et sous un soleil de plomb, les fatigues de l’année qui vient de s’écouler, Marc Desgrandchamps travaille. Il ne peint pas, il « prend des photographies ». Cette expression doit être entendue dans son sens premier. Sur la plage, dans les rues d’une ville étrangère ou parmi les ruines d’antiques civilisations méditerranéennes écrasées de chaleur, l’artiste capture, vole des instants de vie. La décision est rapide. Son intérêt peut soudain être éveillé devant une composition inédite, la présence insolite d’une silhouette dans un paysage, l’élan et la prestance d’une figure féminine. Parfois, devant les tirages papier ou en visionnant les fichiers numériques sur l’écran de son ordinateur, il découvre un détail qui avait sans doute inconsciemment retenu son attention lors de la prise de vue. Tout comme le héros de Blow-up de Michelangelo, Antonioni photographie un couple dans un parc londonien, mais comprend a posteriori, au-dessus du bac à développement, qu’il a peut-être été le témoin d’un meurtre se déroulant à l’arrière-plan, dans les fourrés – le sémiologue Roland Barthes nommait ce phénomène de l’après-coup un « punctum photographique ». Desgrandchamps échantillonne ces moments à l’insu des acteurs qui en traversent la scène, et ce avec une infinie discrétion. Pour avoir passé quelques vacances avec l’artiste et sa famille au cours des quinze dernières années, je ne suis jamais parvenu à le surprendre en flagrant délit de « voyeurisme photographique ».

Ces clichés estivaux sont destinés à nourrir des tableaux. Ils fixent en quelque sorte le programme de l’année à venir et constituent une réserve de motifs. Dans le calme de l’atelier, les photographies sont disséquées, et leurs diverses parties réemployées selon une logique de démontage et de remontage. Décors et protagonistes sont volontiers disjoints. Une figure peut être prélevée, associée à d’autres et transplantée dans un paysage qui n’était pas le sien à l’origine. La transparence de ces figures, les lavis qui les constituent autant qu’ils les désagrègent, sont le signe de cette étrange rematérialisation. Les femmes de Desgrandchamps apparaissent écartelées entre deux dimensions, entre deux espaces-temps. Elles sont là et en même temps ailleurs. Elles sont tout à la fois présentes et absentes. Elles relèvent du rêve éveillé et du mirage dans le désert. Elles sont spectres et fantômes liquides.

Toutefois, les photographies que l’artiste réalise dans ce moment d’entre-deux, l’intervalle des vacances, ne constituent pas l’unique source iconographique de ses tableaux. Il puise à l’occasion dans l’histoire de l’art – par exemple chez Nicolas Poussin –, mais jamais sur le mode de la citation évidente ni du clin d’oeil postmoderne. Le cinéma des années 1960-70 est par ailleurs une inspiration récurrente. L’artiste a notamment emprunté des scènes de plage au Fanfaron de Dino Risi, ou encore le dispositif de la terrasse dans l’Eau à la bouche de Jacques Doniol-Valcroze. D’autres films influent sur l’oeuvre moins par leurs images que par leur arrière-plan philosophique. Réalisé d’après le roman éponyme de l’écrivain britannique Nevil Shute, On the Beach (1959, titre français : le Dernier rivage) de Stanley Kramer est une référence importante pour Desgrandchamps, bien qu’un seul de ses tableaux y fasse explicitement référence : sur une plage, une femme en bikini se hâte parmi les estivants en direction de la mer. Au bas de l’oeuvre, l’artiste a inscrit « la Gradiva au dernier rivage ».

L’action d’On the Beach se déroule en 1964 au sud de l’Australie, à Melbourne et ses environs, après qu’une guerre nucléaire survenue dans l’hémisphère nord a annihilé les populations des continents américain, européen, africain et asiatique. L’Australie a été épargnée, mais pour un temps seulement car les jours de ses habitants sont comptés, le nuage atomique progressant inexorablement vers le sud. Un sous-marin nucléaire américain, rescapé des combats, accoste à Melbourne. Son commandant, Dwight Lionel Towers (interprété par Gregory Peck), met le bâtiment au service du gouvernement australien, lequel lui adjoint un tout jeune officier, le lieutenant Peter Holmes (Anthony Perkins). Ce dernier et son épouse décident de présenter à Towers une jeune femme de leur connaissance, Moira Davidson (Ava Gardner). Entre le commandant américain et la belle Australienne naît une histoire d’amour complexe qui forme la trame du scénario. Entre temps, un signal radio incohérent émis depuis l’hémisphère nord fait naître l’espoir de survivants et d’une soudaine dissipation des nuées empoisonnées. Le sous-marin est ainsi envoyé en mission de reconnaissance afin de mesurer les taux de radioactivité dans les eaux glacées du pacifique nord. En vain, il n’y a plus âme qui vive en Californie. En outre, les militaires découvrent au cours de ce périple qu’une simple bouteille de coca-cola agitée par le vent déclenchait les signaux en lesquels ils avaient fondé leurs espérances. Il ne leur reste plus qu’à regagner l’Australie et à vivre du mieux qu’ils peuvent les dernières semaines auprès de ceux qu’ils aiment. Les effets des radiations commencent à se faire sentir et les personnages dépérissent physiquement. Le gouvernement distribue des pilules de cyanure afin que chacun puisse mettre fin dignement à ses jours. Le film s’achève sur les rues désormais désertes de Melbourne, tandis que flotte au vent une bannière sous laquelle quelques catholiques ont célébré jusqu’au dernier moment la messe pour un dieu qui les a abandonnés. Elle porte l’inscription : « There is still time… Brother » («Il est encore temps… mon frère». Entendez : «Il est encore temps… pour se repentir»).

Tourné en pleine période de la Guerre froide, On the Beach fut présenté et accueilli à l’époque comme un film militant, destiné à ouvrir les yeux d’une humanité terrifiée par la forte probabilité d’un conflit atomique ; à tel point que, pour la première fois dans l’histoire du cinéma, Stanley Kramer organisa sa sortie simultanée dans dix-huit capitales le 17 décembre 1959. « Il est encore temps, frères humains, de stopper cette course suicidaire aux armements », tel fut en substance le message premier de ce film atypique. Cependant, ce n’est pas ainsi qu’on le regarde aujourd’hui. On the Beach, sans doute le film le plus pessimiste de l’histoire du septième art, excède très largement les visées politiques et pacifistes qu’on a bien voulu lui assigner. Ses réelles qualités sont ailleurs. Elles résident finalement moins dans l’accomplissement d’une destinée collective, que dans la manière dont chaque personnage, individuellement, fait face à l’annonce de sa propre mort et envisage en quelque sorte l’ultime traversée vers le dernier rivage.

La confrontation entre le film de Kramer et la peinture de Desgrandchamps permet qu’ils s’éclairent l’un l’autre. L’artiste aura sans doute au premier abord été saisi par la lente descente aux enfers des personnages, leur effacement progressif. Dans la nef de la belle église du Carré Sainte Anne, les figures de ses tableaux se délitent à mesure qu’on avance vers le choeur. Au fil du parcours, les jeunes femmes en bikini ou en robe légère, pleines de vie, cèdent peu à peu la place à des figures spectrales. Jusqu’à disparaître totalement dans ce grand polyptique (inspiré d’un plan de la Jetée de Chris Marker, autre film étrange sur l’hiver nucléaire), où des nuées d’oiseaux noirs, qu’on imagine de mauvais augure, survolent de blanches falaises. Ce tableau n’est pas sans évoquer cette dernière scène où Ava Gardner regarde le sous-marin de Gregory Peck gagner le large en direction des États-Unis, puisque les hommes d’équipage ont finalement décidé de rendre leur dernier souffle sur le sol de leur mère patrie.

Aussi, on retrouve dans On the Beach le thème de la « femme double » qui apparaît dans le roman Gradiva, une fantaisie pompéienne de l’écrivain allemand Wilhelm Jensen (1837-1911), livre important pour Desgrandchamps, et dont la figure féminine hante ses tableaux. Dans le récit de Jensen, disséqué par Sigmund Freud dans un essai célèbre («le Délire et les rêves dans la Gradiva» de W. Jensen, 1907), un jeune archéologue allemand, obsédé par un bas-relief antique figurant une femme à la marche hâtive et à la cheville haut levée, croit la voir revivre sous les traits d’une compatriote rencontrée dans les ruelles du site archéologique de Pompéi. Dans le film de Kramer, Dwight Towers confond parfois Moira avec son épouse qui n’est plus de ce monde. Dans le roman de Nevil Shute, il voit littéralement double : « Elle avait quelque chose de Sharon – ou bien se pouvaitil qu’il ait commencé à oublier, que les deux images se confondent dans son esprit ? Non, elle ressemblait vraiment un peu à Sharon, dans sa démarche, surtout. » Ces femmes doubles sont récurrentes dans la peinture de Desgrandchamps. Dans cette exposition, un diptyque juxtapose ainsi deux figures similaires, blondes danseuses figées lors d’une étrange chorégraphie balnéaire.

Mais surtout, le film de Kramer et les tableaux de Desgrandchamps jouent une note très similaire, une tonalité entre le clair et l’obscur. Les protagonistes d’On the beach se savent condamnés à très brève échéance, mais ils continuent d’aller à la plage, à profiter du soleil de l’été austral. Ils s’adonnent joyeusement aux sports nautiques. Rien dans le paysage n’indique qu’ils ne seront bientôt plus de ce monde. Pire encore, ils forment des projets pour l’avenir. Dans le roman de Shute, Peter Holmes envisage avec sa femme de planter leur jardin d’un massif de fleurs pour l’année suivante, et il se met en quête d’une tondeuse à gazon. Le commandant Towers, quant à lui, acquiert une canne à pêche pour l’anniversaire de son fils qu’il ne reverra jamais. Ils s’accrochent à un objet tangible car ils sont voués à disparaître, comme si les choses, en survivant aux humains, avaient le pouvoir de leur accorder un sursis. On songe alors à ce verset du livre de la Sagesse dans l’Ancien Testament : « Et s’ils ont souffert des tourments devant les hommes, leur espérance est pleine d’immortalité » (Spes illorum immortalitate plena est), sentence qu’on pourrait ici retourner en : « Leur désespoir est plein d’immortalité ». Néanmoins, et en dépit de ces quelques manies dérivatives, transitionnelles, qui amortissent en quelque sorte le choc à venir, le sentiment qui domine chez les personnages d’On the Beach est bien la résignation.

Les actions des derniers survivants sont aussi incongrues que les jeunes femmes de Desgrandchamps paraissent souvent décalées dans les paysages qui les accueillent. Ses figures semblent étrangères aux avions menaçants qui les survolent, peu concernées par leur propre déliquescence picturale. Elles vivent au présent, malgré l’adversité. L’artiste traduit en peinture les moments d’insouciance dont il est le témoin privilégié durant la saison estivale. La captation de la vie par la photographie, la migration d’une figure vers un autre contexte et le passage d’un médium à l’autre, tout cela n’est pas sans produire quelques altérations qui confèrent évidemment aux tableaux une forme d’inquiétante étrangeté, mais sous un soleil resplendissant.

Ce contraste entre la joie apparente et le sentiment d’un danger imminent instaure un trouble puissant de nature philosophique et existentielle. Les tableaux de Desgrandchamps pointent le carpe diem, lequel ne consiste pas à célébrer un hédonisme à outrance, mais bien à prendre conscience de notre mortelle condition et de la fragilité des instants qu’on vit. Accepter notre nature transitoire ne relève pas de la morbidité. Cela permet au contraire de vivre pleinement le temps qui nous est imparti et de mettre en échec la perspective paralysante de la mort. Le poète latin Horace, dans son Ode à Leuconoe, incitait ainsi à vivre l’instant présent : « Tremble, Leuconoé, de chercher à connaître l’heure de notre mort. Fuis les calculs pervers de Babylone. À tout il vaut mieux se soumettre. Que Jovis te concède encore d’autres hivers. Qu’il les borne au présent, dont mugit l’onde étrusque. Sois sage, emplis ta cave, et d’un si court chemin , ôte le long espoir. Je parle, et le temps brusque s’enfuit. Cueille le jour, sans croire au lendemain. » On aurait envie d’ajouter : « Il est encore temps… pour profiter de la vie. »

Sic Transit Gloria Mundi : ainsi passe la gloire du monde. Tout peut en effet basculer en un instant, en un clin d’oeil, comme le proclame le squelette ricanant dans une célèbre vanité du peintre espagnol Juan Valdes Leal (In Ictu Oculi). On the Beach fut un avertissement lancé à la face du monde, mais il demeure, dans l’histoire du cinéma, un des plus beaux films sur l’amour, la résignation et la juste mesure du bonheur. Les tableaux de Marc Desgrandchamps, eux, révèlent leur dimension de memento mori ensoleillés.

Richard Leydier
Rédacteur en chef de la revue artpress - Commissaire de l’exposition "Le Dernier rivage" au Carré Sainte-Anne de Montpellier.



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